REGARD DE FEMME SUR LES FEMMES
Sophie Adonon dans le roman « Un trop lourd tribut »
C’est le deuxième numéro de cette série de chroniques littéraires consacrées aux écrivaines. Pendant tout ce mois de mars, je me propose de présenter, dans un certain nombre d’œuvres, le regard que les romancières portent sur les femmes, par le biais de leur plume. Il m’a, en effet, paru intéressant, de visiter la façon dont elles projettent la (leur) féminité, en campant des personnages féminins dans leurs œuvres. Aujourd’hui, je m’intéresse au roman » Un trop lourd tribut » de la Béninoise Sophie Adonon.

De quoi parle l’auteure ?
Sophie Adonon relate, dans ce roman, le récit de l’ascension puis de la chute d’une ambitieuse. L’histoire est celle de Léontine-Gypsie, une jeune femme qui a le malheur de naître dans une famille modeste, et qui usera de tous les moyens blâmables pour se sortir de cette misère. Le roman, comme cela est récurrent dans l’œuvre de Adonon, met en avant une belle galerie de personnages féminins, tout en contrastes. J’en présente ici cinq.
1. Léontine-Gypsie, l’ambitieuse courtisane
Personnage haut en couleur, c’est elle l’héroïne du roman. Elle a hérité de toutes les disgrâces de la terre : elle est difforme, arriviste, fourbe, jalouse, haineuse, légère… mais l’on n’arrive pourtant pas à la détester. Parce que Léontine est pauvre, née de parents pauvres, et le lecteur ne peut s’empêcher de se demander la part de cette indigence dans les infortunes physiques et morales dont la jeune femme a héritées. D’autant que, suite à une métamorphose physique, elle revient régner sur la ville qui l’a méprisée et écrasée dans la fange de la misère. Cette héroïne appartient à la race romanesque de toutes ces catins qui pensent se sortir de leur médiocre condition par la force de la bagatelle, et qui finissent par se perdre.

Elle est telle Manon Lescaut de l’Abbé Prévost, Nana de Émile Zola, Anita de Steve Bodjona, ou encore Marguerite, la dame aux camélias, de Alexandre Dumas, etc., on pourrait en citer d’autres, et des plus dissolues. Sophie Adonon ne pose pourtant pas un regard absolument dédaigneux sur elle. À travers sa peinture, j’ai noté plus de compassion que de haine, plus de mansuétude que de condamnation. L’héroïne a beau frotter avec les brigands, traîner dans les situations les plus dégradantes, enchaîner bourdes et mésaventures, la romancière réussit l’exploit de la rendre humaine, notamment grâce à sa repentance, sa gratitude envers son vieux sauveur et surtout, sa fidélité en amitié. Son propos, c’est de dire : cette fille, la plupart de ces filles ont un bon fond ; ce qu’elles deviennent est en général engendré par l’environnement matériel et social dans lequel elles sont nées ou ont évolué.
2. Célia, le dindon de la farce
Évoluant en opposition au personnage de Léontine-Gypsie, Célia en est l’amie. Son profil est diamétralement opposé à celui de sa copine : elle est gentille, ouverte d’esprit, délicate, généreuse et sincère. Le roman met en évidence la sensibilité, voire la sensiblerie de ce personnage : elle a sombré dans la dépression, suite à la trahison de son amie, et pourtant, si l’on met dans la balance toutes les difficultés traversées par Léontine, en comparaison, l’on est, malgré soi, admiratif de la résilience de cette dernière. Aussi, le malheur est-il advenu par Célia, puisque c’est son étalage non feint de l’opulence de sa famille, qui induit Léontine dans sa quête effrénée du lucre.

La romancière lui a donné un parcours exemplaire, mais, un peu comme pour souligner que l’argent ne fait pas toujours le bonheur, elle connait une fin à peine meilleure à celle de son amie : toute sa réussite, son mariage heureux, sa famille idéale, telle qu’elle nous est présentée, tout cela sonne faux. Son triomphe social est bâti sur le mensonge, et la fin du livre est annonciatrice des plus grandes épreuves pour elle.
3. Lêbê, la mère vertueuse
Elle est la mère de Léontine. Digne, autoritaire et pudique, elle est une femme au foyer dont la seule motivation semble la bonne tenue de la domesticité. Avec son époux, elle représente, dans le roman, une citadelle de vertu. Elle est très affectée par la déviance de sa fille. Devenue veuve, elle fait partie des personnes qui profitent de la richesse acquise par Léontine. Le lecteur peut s’étonner qu’elle ne s’interroge pas sur l’origine de cet enrichissement soudain, connaissant le précédant commerce méprisable de sa fille avec la pègre.
4. Joy, la repentie
Joy est la sœur de Célia. C’est certainement le personnage le plus sublimé du roman. Très perspicace, elle perçoit très vite le caractère malsain de la relation entre sa sœur et son amie. D’abord suffisante et méprisante, elle est métamorphosée par l’adolescence. C’est également le personnage le plus proche de l’auteure, car elle porte, comme elle, un amour idéalisé du Bénin. Comparativement à Célia, elle possède une grande force morale qui la pousse à effectuer un retour au pays après ses études en France, et à convaincre sa sœur de l’imiter. De toutes les jeunes personnes évoluant dans l’œuvre, elle est sans doute celle dont on peut dire qu’elle a réussi sa vie.

5. Sidonie, l’opportuniste
Aussi clairvoyante que Joy, Sidonie est la sœur aînée de Léontine. Comme elle, sa psychologie constitue le produit de la misère financière et morale. Blanchisseuse, mère de famille nombreuse, elle vit en concubinage avec un polygame. Sidonie est une jeune femme très matérialiste, qui se réjouit de retrouver sa sœur et de profiter de sa richesse en devenant « le personnage le plus important du clan ».
En somme…
Ce roman est une réflexion sur l’impact des conditions sociales sur le déterminisme des individus. C’est également une belle ode à l’amitié. Grâce au portrait qu’elle dresse des femmes de son roman, Sophie Adonon met en contraste des traits de caractères opposés. Le roman interroge la force des préjugés et le rôle des apparences physiques, à l’instar de Guy des Cars dans son célèbre « l’insolence de sa beauté ».

En effet, suffit-il d’être belle, de plaire, de se transformer physiquement, y compris en recourant à la chirurgie esthétique, pour atteindre au bonheur lorsque l’on est une femme ? Quels rôles jouent les appâts charnels dans la destinée des femmes ? J’ai particulièrement admiré l’inversion des rôles à la fin du roman, lorsque Célia est en pâmoison devant la beauté et la réussite sociale de son amie, alors qu’au début, c’est Léontine qui s’extasiait devant la finesse et le luxe de la maison de sa copine. Dans cette œuvre, les dissimilitudes sont omniprésentes, aussi bien dans les extractions sociales, que dans les physiques, les caractères, jusque dans les choix des patronymes. Une seule chose demeure constante : la force de l’amitié, qui va jusqu’à défier la mort, et la primauté du bien sur le mal.
Sophie Adonon, Un si lourd tribut, TAMARIN, 2015.