Lu pour vous : Quand les cauris se taisent de Fatoumata Keita

La polygamie au banc des accusés

Si le Riwan de Ken Bugul pourrait figurer comme une certaine apologie de la polygamie, voici venir Fatoumata Keita qui remet la pratique en perspective, comme pour questionner les certitudes d’une société africaine ostensiblement machiste et suspendue dans le temps. Après Sous fer, roman publié en 2013 sur la thématique de l’excision, Fatoumata Keïta revient avec Quand les cauris se taisent, pour cette trilogie qui s’achève, avec Les mamelles de l’amour.

C’est un roman qui pose la problématique de la nécessaire autonomisation des femmes africaines, pour alléger le fardeau des traditions qui les ensevelissent. C’est un roman à ne surtout pas laisser entre les mains d’une jeune fille africaine en âge de se marier, ai-je pensé en le terminant, car celle-ci pourrait bien décider de rester Catherine toute sa vie…

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L’histoire est celle de Titi, une jeune femme africaine, folle amoureuse de son mari. Tellement amoureuse de lui, qu’elle accepte, sur sa demande, de mettre une croix sur sa vie professionnelle, pour se consacrer à son foyer. Pourtant, le drame survient quand le mari, sous prétexte de pallier l’incapacité de sa femme à lui donner une descendance, décide de se remarier. C’est autour de cette perspective de ménage à trois, que Fatoumata Keïta bâtit la trame de ce roman, et aborde, par le même truchement, une foultitude de thèmes. Derrière la romancière surplombe alors la militante de la cause féminine, habilement abritée derrière des personnages au caractère bien trempé, pour mieux dépoussiérer l’abject, et évoquer l’indicible.

Ménages à trois…

La polygamie est, à nul doute, le thème central de ce roman. Mais plus généralement, c’est le modèle de société africaine que l’écrivaine remet ici en question. J’écris « africaine », et non pas « malienne », car cette société fossilisée que décrit Keita, elle prend corps au Mali, mais elle est bien représentative des réalités de nombre de pays du continent noir. Au-delà des questions spécifiques liées à la religion, ce sont les mêmes tabous, les mêmes pesanteurs séculaires qui constituent les réalités quotidiennes de millions de femmes en Afrique. À travers le mariage de Titi, puis de son amie Nana, Keita questionne le concept même du mariage à l’africaine, notamment dans l’épisode frappant du rituel de pleurs des femmes de la famille autour de la nouvelle mariée. Le mariage ici est donc pratiquement vécu comme un deuil, car il présage de grandes douleurs pour la femme, celle qui doit donner du sien pour plaire à son mari, à la famille de son mari, aux amis de son ami, avec un succès toujours mitigé, et surtout, avec cette épée de Damoclès du remariage suspendue à la gorge.

« Les pleurs des mères s’intensifiaient au fur et à mesure qu’elles chantaient. Pleuraient-elles leurs vies de femmes faites de misères, d’angoisses endurées le long de l’aventure de leur mariage ? Pleuraient-elles leurs vie d’épouses, de mères, de brus, ravagées par des années consacrées à tenter de s’insérer dans des familles qui n’étaient pas les leurs ? » P176.

Ici, le mariage est présenté comme un combat perpétuel : combat pour se faire aimer de son mari et de ses proches pour éviter qu’il ne cherche à se remarier, puis combat pour rester la préférée lorsqu’il lui arrive quand même la lubie de prendre d’autres épouses, ou même de récupérer les épouses de son frère en cas de décès de celui-ci. Cette réalité est si persistante que, malgré son statut d’expatrié, et tout l’amour qu’il porte à Nana, le personnage de Kary se mariera à sa promise sous le régime de la polygamie « en prévision des aléas que le parcours de la vie pourrait présenter » P173. Et c’est justement ce combat que refuse de mener l’héroïne Titi, quand elle quitte d’abord son mari, et quand elle exige ensuite le divorce.

L’amour

fatoumata

Fatoumata Keita

L’amour est l’autre thématique au cœur de ce roman de Fatoumata Keita. L’amour idéal, celui dont rêvent les jeunes filles en fleur quand elles lèvent timidement les yeux au ciel, tortillant leurs cheveux puis baissant pudiquement les yeux, cet amour est vécu par les personnages de Kary et de Nana. Du coup de foudre au mariage parfait, l’auteur transforme des noces arrangées en conte de fée, même si la fin de l’œuvre présage un aboutissement triste pour ce mariage parfaitement parfait. C’est d’ailleurs ce même type d’amour idyllique qui fonde la liaison entre Titi et son mari, avant l’avènement de la seconde épouse, également elle-même amoureuse à sa manière de son homme, même si sa passion à elle, se manifeste par subterfuges, coups d’éclat et veulerie interposés. La femme que peint Fatoumata est belle, longiligne, filiforme quand elle est du bon côté du système (Nana, Titi, Fata, etc…), et a contrario épaisse, lourde, décapée quand elle est mauvaise (coépouse de Titi par exemple). Les hommes eux, sont décrits comme hypocrites, prompts à mentir pour couvrir leurs forfaitures ; ici, le père de Nana fait office d’exception, étant par ailleurs le seul personnage âgé monogame (la monogamie lui a été imposée par son beau père).

L’immigration et le syncrétisme religieux

Dans ce contexte généralisé de polygamie plus ou moins choisie, Fatoumata Keita met en scène des épouses bouleversées au point de s’en remettre à des aigrefins de la tradition, vendeurs d’illusions. La romancière oppose ici la figure honnête de Bawa, la liseuse de cauris, celle que consulte la raisonnée Nana, à celle du marabout Solo, un charlatan qui n’hésite pas à arnaquer les jeunes femmes en quête de stabilité dans leur couple. Plus généralement, elle fustige le syncrétisme religieux d’un peuple qui

« gobe tout, consomme tout, mange tout, prie tout et prie néant, dévorant tout ce qu’on lui propose, embastillé dans les murs construits par les autres. Qui prie Dieu, et prie Kôndôron ni sanè (fétiche de la confrérie des chasseurs) dans sa poche, le talisman du soma (féticheur) autour des reins. Qui jeûne, jeûne quand même, le gris-gris du doma (sorcier) autour du poignet » P228.

Ces propos émanent de la bouche de Kary l’émigré, personnage grâce auquel l’auteure revient sur les affres de l’immigration, dépeignant la grande désillusion des candidats à l’exil, une fois en Faranci.

Un style lumineux

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Au total, il faut saluer en ce roman le choix lucide d’une femme d’évoquer les questions qui fâchent, de bousculer les certitudes, de mettre en abyme une société de convenances dont les fondamentaux devront pourtant évoluer avec leur temps. De ce point de vue, le personnage de Titi semble porteur d’une certaine révolution, certes caricaturée dans le roman, mais une révolution inéluctable, qui chemine, silencieuse, dans le secret des cœurs de toutes ces femmes africaines ayant toléré l’inacceptable, déterminées à ce que leurs filles ne subissent plus la non vie qu’elles n’ont même pas choisie elles-mêmes. Le style est plaisant, les métaphores d’une langue africaine fleurie en renfort, avec beaucoup de ce que j’appellerais « africanités », pour désigner les mots de langues africaines introduites dans le texte. Apparait alors le portrait d’une Afrique magnifiée, je dirais l’ethnographie d’un peuple en butte à des changements, en lutte pour maintenir des fondamentaux qui cèderont, peu ou prou.

J’écrivais que c’est un roman à ne surtout pas laisser entre les mains d’une jeune fille africaine en âge de se marier. Je crois plutôt que c’est un roman à lire de toute urgence par les jeunes filles d’Afrique, pour affronter la vie en sachant. Car Quand les cauris se taisent, il revient à chacune, en toute conscience, de faire les choix éclairés qui feront la femme africaine de demain.

Carmen Toudonou

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2 réflexions sur “Lu pour vous : Quand les cauris se taisent de Fatoumata Keita

  1. beau compte rendu qui donne envie de lire le livre. Chapeau, Carmen. J’ai aimé la chute de la chronique: responsabiliser les jeunes filles en leur faisant toucher du doigt la crudité de la réalité. Quand les cauris se taisent, c’est pour que les consciences s’allument et donnent de faire le bon choix.

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