Lu pour vous : Babingo, au nom des acculturés de Moussibahou Mazou

Elégie aux langues nationales africaines

Moussibahou Mazou publie en 2018 aux éditions Flamboyant de Cotonou, le roman Babingo, au nom des acculturés. En un peu moins de 300 pages, il fait un plaidoyer en faveur de l’introduction des langues nationales dans le système éducatif formel des pays africains, et signe, par la même occasion, un magnifique, quoique grinçant, pamphlet contre l’acculturation. Décryptage.

C’est un roman sur la période tumultueuse d’avant et après indépendances en Afrique, publié soixante ans plus tard. L’histoire est celle de Babingo Alex, un jeune congolais élevé par une figure paternelle plutôt autoritaire, un nègre évolué et tout à fait assimilé. Amené à quitter son pays pour poursuivre ses études en France, et après avoir découvert le modèle culturel des pays du Nord de l’Europe, Babingo prend conscience de l’aberration consistant à éduquer les enfants du Congo  dans la langue de l’étranger : le français. Ainsi naît son combat pour introduire les langues nationales dans le système d’enseignement de son pays. Suite à une retraite initiatique dans son village maternel, Babingo revient à Pointe-Noire dans les années d’après indépendance, pour essayer d’imposer son modèle éducatif. À la faveur de l’histoire atypique de ce personnage, Moussibahou Mazou aborde une multitude de thèmes, dont le plus important est, bien sûr, celui de l’acculturation.

Le vieux nègre…

La trame du roman Babingo retrace, somme toute, le combat, l’éternelle lutte entre les tenants du statu quo et les réformateurs. Le camp des conservateurs est ici gardé par le personnage de Makouta, le père de Babingo, commis de l’administration coloniale, de la catégorie des indigènes évolués,

« ceux qui portaient des costumes en percale bien amidonnés et un casque colonial en liège, le tout d’une blancheur absolue » P17.

Présenté de façon cocasse par l’auteur tel un précieux ridicule, Makouta qui représente très bien le type de l’africain assimilé, pratique par ailleurs le syncrétisme religieux, chrétien donc au grand jour, animiste loin des regards, absolument acculturé, mais paradoxalement militant indépendantiste. Il estime que l’ordre établi par les colons doit être maintenu et prolongé après l’indépendance de son pays, le Congo ; que le nègre doit être une version revue et très peu corrigée du blanc, son colonisateur et bienfaiteur. A contrario, le jeune Babingo qui fera du combat pour la valorisation des langues nationales, le leitmotiv de sa vie, représente le lignage des africains qui refusent cette assimilation, pour exiger la valorisation des valeurs culturelles endogènes. Dans cette bataille, même si l’auteur paraît avoir clairement choisi le camp des seconds, il semble surtout fustiger l’attitude des indécis, ni chauds, ni tièdes, surtout désireux de conserver leurs positions, leurs prébendes et acquis au sein de l’appareil d’Etat. Pour lui, l’engagement contre la déculturation, qui va au-delà de celle pour la promotion des langues nationales, intègre la réappropriation de toutes les autres valeurs africaines ; ainsi, le jeune Alex Babingo changera de petit-nom pour s’octroyer un prénom africain : Intu Ngolo. La prise de conscience est donc présentée telle un rituel de passage, consacré par le changement de nom-de-baptême, et symboliquement prolongé par l’initiation au village du jeune héros.

Les abus du colonialisme

Dans ce roman, véritable satire du colonialisme, Moussibahou Mazou dénonce notamment le travail forcé imposé aux noirs, lors de la construction du chemin de fer « Congo-Océan ». Un peu à l’image du Batouala de René Maran, l’ouvrage porte, comme en filigrane, une certaine élégie du quotidien des africains avant l’arrivée du colonisateur, une vie présentée comme idyllique, calme, paradisiaque, en somme, un éden perdu. Cette image est d’ailleurs schématisée dans la scène de la venue de Ingrid, la jeune compagne islandaise de Babingo au village, une arrivée qui paraît perturber un quotidien parfait, causant de la frayeur, aussi bien aux villageois, que curieusement à Alex, qui connait pourtant très bien la mère de son fils :

« il crut avoir reconnu Ingrid, qu’il prit d’abord pour un esprit errant, ou un fantôme apparaissant dans cet environnement où personne ne l’attendait » P174.

D’ailleurs, cette « blanche », malgré sa parfaite maîtrise de la langue et des coutumes locales, ne sera jamais vraiment acceptée, ni par la famille du héros, ni même par les autorités qui n’hésiteront pas à l’expulser du pays à la première occasion.

Un roman féministe

L’auteur aborde également un certain nombre d’autres thèmes tels que la mal gouvernance dans les Etats africains après les indépendances. Un peu comme Aimé Césaire dans sa « Saison au Congo », Moussibahou Mazou nous montre les tribulations d’un jeune Etat nouvellement indépendant, avec les contradictions des nouveaux maîtres du pays.  Véritable carnet de route, le roman qui suit les (més)aventures de son jeune héros, prend ses quartiers dans le Congo des années 50, puis dans la ville de Paris en France, celle de Reykjavik en Islande, avant de revenir à Paris, puis au Congo, d’abord au village, ensuite à Brazzaville. Il est par ailleurs notable que dans le roman Babingo, très peu de personnages de premier plan sont féminins : Mamakouta, la mère de Alex est réduite au silence –

« comme d’habitude, mama Mamakouta n’avait pas voix au chapitre  » P186 ;

ses deux sœurs Néré et Binta de même, elles qui sont laconiquement présentées comme « les deux autres enfants de la famille ». Pourtant, l’œuvre repose, pour une grande part, sur le personnage de Tessa, l’amie de Babingo, celle qui lui fera prendre conscience de l’importance des langues nationales, la compagne de lutte qui, faute de devenir l’épouse, deviendra l’égérie du combat du héros. La place de la femme dans ce roman vient donc comme en écho à la condition à elle réservée dans la société congolaise dépeinte :

« l’accès à la forêt était formellement interdit à la gente féminine. Mais, suprême paradoxe, les cérémonies étaient dirigées par une grande  prêtresse octogénaire, détentrice des secrets les mieux gardés des lignages autorisés ».

Enfin, visiblement défavorable aux infidélités, puisqu’il salue l’option de Babingo-père de ne pas entretenir des liaisons extraconjugales, l’auteur ne paraît pas non plus un fervent adepte du mariage ; il laisse en effet Babingo et sa compagne Ingrid en union libre, à moins ce que ce choix ne soit justifié par l’ethnocentrisme des parents du héros.

Une écriture réaliste de l’absurde

Babingo semble le roman du fatalisme, car le héros principal Babingo paraît être un simple jouet du destin. Dans son histoire, il effectue très peu d’options au final : c’est son père qui décide de lui faire faire des études en France ; comme compagne, il aurait préféré Tessa, mais il renonce parce que cette jeune fille n’est pas de son ethnie, et ce choix n’est donc pas du goût de son père ; s’il choisit Ingrid pour une nuit d’amour, il subit sa paternité qui lui est pratiquement imposée par la détermination de la jeune islandaise à mettre leur enfant au monde ; il ne décide pas non plus de vivre avec Ingrid dont l’arrivée en Afrique s’impose à lui. Et quand bien même il s’oppose, après avoir capitulé un moment, à la décision de son père de faire de lui un médecin, il subira pourtant son initiation comme guérisseur au village. Disons que le seul choix réel que Babingo fait pour lui-même, c’est celui d’imposer les langues nationales dans le système d’enseignement, avec le succès que l’auteur lui fera connaître. Babingo apparaît ainsi comme un anti-héros, ou du moins, comme les héros de l’absurde, dans la lignée de Ahouna dans Un piège sans fin de Olympe Behly-Quenum ou encore Meursault, L’étranger de Albert Camus. Dans ce roman aux accents fortement réalistes, Mazou s’exprime dans une langue plutôt riche, mais qui ne s’embarrasse pas de fioritures. Le trait est parsemé d’humour et teinté d’africanismes, ce qui n’est que logique dans ce roman, véritable apologie des langues nationales africaines, puisque clame l’auteur :

« la langue est porteuse de toutes les valeurs. Sans elles, toutes les autres valeurs sont condamnées à s’écrouler irrémédiablement ».

Le style, plutôt plaisant, porte le plaidoyer passionné d’un auteur contant les contradictions d’une époque apparemment révolue. Apparemment seulement, puisque, près de soixante années après les indépendances, combien d’Etat africains ont réellement réussi à introduire les langues nationales dans leur programme scolaire ? Au-delà, combien de nations ont pu sortir des sentiers battus du modèle colonial pour trouver la voie endogène du développement ? Le happy end qui vient clore le roman Babingo sonne comme la marque d’un optimisme entêté de l’auteur. Babingo, ce cri flamboyant poussé au nom des acculturés, connaîtra peut-être un écho auprès des décideurs africains, et autres linguistes spécialisés en langues. Mais en attendant, c’est bien le lecteur qui se délecte de cette plume fraîche et séduisante absolument.

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