Nous étions aigris. Maintenant que je suis loin de tout cela, je peux l’avouer : nous nous consumions d’aigreur, à traîner nos misères de salaires doublés de quelques rares subsides dérobés de temps à autre à la fortune de Papa-Opposition, seul financier du parti. En face, ceux du gouvernement s’enrobaient au su et au vu du peuple. Je le dirais ainsi : on s’aigrissait, et eux, s’engraissaient. Et nous étions d’autant plus nerveux que nous savions bien que les seuls appointements politiques ne justifiaient guère pareilles fortunes. Ces gens se servaient à grosses louches dans la marmite commune et leur succès nous pourrissait…
Je l’ai dit, je n’aimais pas le président. Je n’aimais rien, absolument rien de lui. Pour emprunter un cliché populaire, il me sortait des yeux, même des pores de tout mon corps, de ma bouche, du nez, des oreilles aussi, et encore d’autres issues naturelles qu’il m’est indécent ici de mentionner. Un jour, quelqu’un m’avait demandé, après avoir suivi une des diatribes envenimées dont j’étais devenu le spécialiste, ce que je reprochais finalement au président.
– Demandez-moi plutôt ce que je ne lui reproche pas.
– À ce point ? Soit : qu’est-ce que vous ne lui reprochez pas ?
– Rien !
Je le détestais passionnément, physiquement, psychologiquement, socialement, moralement. Politiquement, n’en parlons pas. Puis un jour, j’ai aimé sa cravate. C’était une jolie petite cravate rose, qu’il portait avec sa pochette assortie sur une chemise noire et sous un costume tout aussi noir. Cet amour pour cravate me vint sans prévenir, juste le lendemain du jour où je reçus l’émissaire pour la seconde fois. Mais je devrais dire la deuxième fois. Car il y en eut d’autres…

Je ne m’inquiétai pas sur le coup. Après tout, il ne s’agissait que d’un ridicule bout de soie rose, me disais-je pour m’apaiser. Cette cravate, il ne l’avait pas personnellement fabriquée. Le gain, le bénéfice, le mérite de mon admiration revenait uniquement au fabriquant, achevais-je de me rassurer. Mais ensuite, j’aimai son sourire que je trouvais auparavant fourbe, sa démarche claudicante qui m’était odieuse au prime abord et qui m’apparaissait désormais une faille humaine de sa personnalité.
L’émissaire venait toujours, avec des enveloppes dont la teneur croissait avec mon admiration toute nouvelle pour le président. Autant je l’avais haï passionnément et de tout mon être, jusque dans les moindres détails qui font un homme, autant je le redécouvrais sous un jour nouveau. Tout mon être s’enivrait pour cet homme que je ne pouvais pas seulement entrevoir et que j’éprouvais désormais satisfaction à regarder poser des premières pierres, entonner l’hymne national et le chanter de bout en bout avec engagement, la main droite sur le sein gauche, haranguer les foules hystériques de militants et surtout de militantes, inaugurer des monuments, assister à des défilés, recevoir des personnalités en audience, décorer des docteurs honoris causa, visiter des chantiers-où-les-entrepreneurs-ne-sont-jamais-dans-le-délai-contractuel-et-sur-lesquels-le-président-se-met-en-colère, prendre des enfants dans ses bras et serrer des mains d’adultes, descendre ou remonter en avion, écouter des délégations venues du pays profond exposer leurs misères, assister à des concerts gratuits donnés en l’honneur du peuple, recevoir des présidents de pays amis à la descente sur le tarmac, puis dans la salle d’honneur de l’aéroport puis à la Présidence, puis dans un dîner d’honneur, puis à nouveau dans la salle d’honneur de l’aéroport, puis sur le tarmac à la remontée dans l’avion, et donner des discours pas exactement enthousiasmants à la tribune de l’Assemblée nationale. Le plus curieux était que mon penchant pour le président croissait à la même vitesse que mon dédain pour Papa-Opposition décuplait. Comme s’il n’y avait décidément place dans mon cœur exalté de néo-politicien que pour un seul leader. L’homme avait-il flairé mon désamour ? Il me nomma dans la foulée vice-président du PMR. Les avantages avaient évidemment suivi, mais étaient vraiment négligeables en comparaison de ma nouvelle poule aux œufs d’or.
Cette fois, l’émissaire s’était fait désirer plus longtemps que d’habitude. Je n’avais plus beaucoup de liquidité en ma possession, et mon ascension qui devait me réjouir me rendit plus grognon. Je craignais en effet qu’elle n’éloigne définitivement mon bienfaiteur. Ce fut le contraire. Il revint dès le lendemain de ma nomination, encore plus gentil et plus consistant que de coutume. Si je bénéficiais d’autant d’argent tout en étant en dehors de l’appareil gouvernemental, qu’en serait-il si…

Je n’eus pas à en rêver longtemps. Mon émissaire me fit rencontrer secrètement le président. Cette entrevue fut toute une affaire. J’avais dû changer au moins dix fois de véhicules aux vitres teintées, avec des conducteurs chaque fois emmitouflés dans des tenues noires, et accompagnés de personnages aux airs de détectives privées ou de conspirateurs ou encore d’agents secrets. L’on me fit entrer par une porte dérobée et le numéro un du pays me reçut tout de suite dans son bureau cossu.
– Comme c’est gentil de répondre à mon invitation !
Il était prévenant, proche de moi, simple et souriant. Je m’attendais à ce qu’il me propose un poste de ministre. Il ne le fit pas. Nous devisâmes comme de vieux comparses pendant environ une heure. Il me congédia avec un large sourire et beaucoup d’argent.
– Nous sommes maintenant des amis. Je pense que vous ne m’insulterez plus comme vous avez eu à le faire, n’est-ce pas, mon ami ? Nous sommes tous frères, fils de ce même pays que nous chérissons tant… D’ailleurs, ce bon vieux Papa-Opposition, il se porte bien ? J’aurais souhaité que vous lui transmettiez mes amitiés, mais ceci n’est pas possible, n’est-ce pas ?… Au fait, votre épouse, votre famille, bien de choses à tout le monde. Vous êtes une valeur pour notre pays. Ne vous gâchez plus à vous en prendre à ma politique. C’est ensemble que nous construirons ce pays, y compris avec des personnes de valeur comme Papa-Opposition. Merci encore d’être venu et au bonheur de nous revoir !
Nous étions seuls dans la salle, mais le lendemain, le quotidien Le Canard Dangereux publia un cliché de cette rencontre « secrète » en manchette avec le titre « Dr Alfred et Mister Nonvignon ! » et comme sous-titre « Que diantre cherchait le numéro 2 de l’opposition dans cette galère ? ». La photo était légèrement floue, mais l’on voyait bien mon regard crispé accroché à la cravate, cette fois-ci rouge, du président.
Merci dada. Maintenant comment m’abonner ?
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Bonsoir mon cher. Difficile de s’abonner si vous ne possédez pas un compte wordpress.
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