Il faut maintenant vous l’avouer d’emblée, pour être tout à fait honnête et me soustraire à une quelconque économie de vérité : il y a quelques jours, Iya est revenue. J’avais pris l’habitude, dès le réveil, de me traîner dans le quartier quelques minutes, le temps de faire mon sport matinal comme je dis. Ensuite, je me ravitaillais en Gin Bêtchouê avant de regagner mon antre, le consommer à mon aise. Non pas que cette maison me répugnait moins, mais je la préférais de loin à la vilaine ambiance qui régnait dans les échoppes concurrentes de celle de Iya. J’avais même fini par me convaincre que l’alcool allait certes achever son travail de ruine de ma personne, mais chez moi, en toute dignité, que je n’irais plus étaler à la face du monde mon mal-être, avec l’arrière boutique d’une vendeuse mal inspirée comme paravent.
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Je dois aujourd’hui l’admettre, toutes mes randonnées matinales ne visaient en réalité qu’à vérifier si la vieille scélérate avait refait surface. Des rumeurs étranges avaient circulé dans Abomey. Iya avait disparu, notre petit comité de buveurs s’était disloqué. Nous nous rencontrions encore parfois, car Abomey est une petite cité. J’entends, bien sûr, en affirmant cela, Abomey-centre. Je ne pense pas au gros bourg d’Abomey avec ses petits villages aux cases décrépites et aux paysannes aux seins aflasquis par les maternités…
Nous nous rencontrions donc tous, sauf Jean. Iya avait disparu, Jean avait disparu, les imaginations fertiles ne s’étaient pas donné de mal pour inventer une suite romanesque à l’idylle qu’elles prêtaient aux deux bougres. La réalité était plus simple. Iya avait été malade, victime de ce qu’on appelle ici attaque ou attaqui pour être plus exact, mais qui devait être en réalité un infarctus ou un accident vasculaire cérébral. Le jour même où elle rouvrit boutique, démentant du même coup Geoffroy l’ex-garçon de salle, qui a toujours affirmé, d’expérience, qu’une attaque vous tue obligatoirement son patient par ici, il faisait très beau sur la ville. Une grosse pluie comme seul il sait en tomber sur Abomey avait balayé la ville, la nuit, et l’avait laissée propre comme une neuve pièce de cinquante francs. Il ne sonnait pas huit heures que tout le petit comité était déjà sur place : en réalité, nous surveillions tous d’un œil discret la vieille boutique pendant tout le temps de rupture. Le Gin a beau être bon, il n’égale en rien le jaune.
A la maison, je bois et je me souviens. Chez Iya, je bois encore plus, et je pense à mes folles années. Je considère toutes ces personnes avec qui je m’acoquine, et qui n’auraient même pas osé baiser mes semelles à la belle époque. Je pense à toutes ces années opposition, de loin les plus fastes de ma vie. Fastes, non pas en fortune, mais en prestige. Pour ce qui est de la profusion, elle devait m’arriver plus tard, mais avec le malheur pendu au flanc comme le pistolet à la hanche du policier.
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J’avais fait mes classes dans le parti de Papa-Opposition. Ma première rencontre avec lui fut exceptionnelle. Je ne sais pas si vous avez déjà été confronté à ce type de personnage, pas très grand, juste la taille moyenne, mais qui vous paraît immense. Son regard, pourtant affable, était insoutenable, et tout son être semblait nimbé d’un halo de lumière. Il était beau sur les affiches de douze mètres carrés, il était sublime en vrai.
J’avais d’abord pris la tête de la section du parti dans la ville d’Abomey, qui se composait d’une quinzaine de types plus ou moins louches, dont je n’étais même pas sûr qu’ils choisissaient les bulletins de vote du parti quand ils étaient seuls dans les isoloirs. Pourtant, le parti progressait et devenait populaire un peu partout dans le pays. Ce qui n’empêcha pas une seconde défaite présidentielle de Papa-Opposition. Et nous en étions là de cette configuration politique lorsque me parvint un jour le coup de fil personnel du patron.
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Je reconnus tout de suite sa voix calme, détachée, presque hautaine, mais toujours polie. Il voulait me rencontrer et moi je ne l’espérais même pas dans mes rêves les plus extravagants. Il souhaitait me voir le lendemain, un mardi. C’était mon jour le plus ouvré. Je sollicitai donc une permission au collège et j’eus tôt fait d’arriver dans la majestueuse demeure sise à la Haie-vive, quartier opulent de Cotonou. Comme tout homme d’État de son rang, il se fit désirer ; je patientai des heures dans la cohorte d’éclopés de toutes espèces, de militants et de militantes aussi qui espéraient rencontrer l’homme, qui pour lui poser un problème, qui d’autre pour lui présenter un projet ou une idée de génie, qui encore pour lui produire un point financier ou bien lui faire part du décès d’un proche parent, tous décidément pour espérer à court ou moyen terme lui prendre de l’argent.
Le soleil déclinait et j’avais notablement perdu l’espoir d’être reçu, ce jour-là, quand Papa-Opposition himself sortit me chercher, me lançant un :
– M. Nonvignon. Soyez le bienvenu !
Les autres qui ne seraient certainement plus reçus me regardèrent avec des yeux ronds d’admiration, et ce d’autant plus que l’homme ignora royalement leur présence et les salutations des plus courageux qui osèrent glisser un faible « bonsoir président ». Il ne s’excusa pas du retard du rendez-vous et alla droit au but. L’entretien ne dura pas une dizaine de minutes. Il disait juste vouloir me remercier pour les services rendus au parti.
– Il faut qu’on se voie plus souvent.
Se voir plus souvent ! Était-ce une blague ? Je m’en allais quand il me lança à brûle-pourpoint, de l’air que vous prenez quand une idée vient seulement de vous traverser l’esprit et que vous réfléchissez à haute voix :
– Cela vous dirait de reprendre le poste de secrétaire général de notre parti ?
Reprendre le poste, reprendre le poste… Je ne réalisais pas, je ne comprenais pas.
– Reprendre le poste ? Et M. le Secrétaire, je veux dire…
Il me coupa d’un ricanement qui dévoila ses dents toutes blanches et curieusement bien rangées.
– La rivière a bien des attraits. Il l’a rejointe. Il a démissionné pour convenances personnelles. Il est de l’autre côté… Les sirènes sont bien jolies, mais ce sont des chimères, rajouta-t-il, et je trouvai sa tonalité à la fois nerveuse et résignée.
Pourquoi moi alors ? m’interrogeais-je intérieurement.
– J’ai reçu votre CV. Vous avez un bon profil. Je vous sais honnête et bon orateur. C’est tout ce qu’il me faut. Le reste, vous apprendrez. J’espère que vous ne me décevrez pas à votre tour. Enfin, si vous acceptez. Je vous laisse y réfléchir. Je vous rappelle, conclut-il, me congédiant ainsi.
Je n’avais même pas eu la présence d’esprit de le remercier. Vous pensez bien si j’ai accepté…